Digital Markets Act : l’Europe déploie son arme juridique anti-GAFAM

Depuis quelques années, les recours des instances européennes contre les GAFAM se succèdent. Les publications de jugement se multiplient, avec des amendes à la clé dont les montants se comptent en millions et même parfois en milliards. Mais les armées d’Avocats de Google, Meta, Apple etc… réussissent en général à faire trainer la mise en application des décisions de justice,

  • soit en faisant appel ou en utilisant toutes les voies de recours,
  • soit en utilisant des manoeuvres dilatoires pour montrer qu’elles cherchent à se conformer aux décisions, alors qu’en fait… NON.

La plupart des plaintes tournent autour de l’abus de position dominante, les GAFAM étant accusés régulièrement de « nettoyer » la concurrence autour d’eux en favorisant leurs propres services sur leurs plateformes.

Cette situation s’explique par l’absence d’une réglementation spécifique adaptée et claire sur les marchés bifaces qui sont nombreux dans le monde de l’internet.

Mais cela va changer très bientôt avec l’entrée prochaine en vigueur de deux nouvelles réglementations européennes : le Digital Markets Act et du Digital Services Act, textes qui ont été promulgués le 1er novembre 2022.

Nous parlerons du DSA dans un prochain article, car cela crée de nouvelles obligations pour les fournisseurs de services numériques en Europe (convoyeurs de données, hébergeurs de données, et outils de cache). Or beaucoup de lecteurs seront impactés par ces obligations, en tant que clients ou fournisseurs, alors que la nouvelle législation impose des restrictions sévères auxquelles tout le monde n’est pas préparé.

Aujourd’hui, nous commençons par le DMA (le Réglement sur les Marchés Numériques en Français)

Le Digital Markets Act en bref

Le nouveau Réglement sur les Marchés Numériques vise à encadrer les activités économiques des principales plateformes (ce sont clairement les GAFAM qui sont visés).

Il définit la notion de « Contrôleur d’Accès ». Un contrôleur d’accès (« Gatekeeper » en anglais) est un acteur qui tient une place suffisamment stratégique sur un marché pour avoir une influence sur le fonctionnement de ce marché (sur les prix, sur les coûts d’entrée, sur les règles de fonctionnement, sur les marges…). Cela sous entend aussi que l’accès à un marché numérique passe préférentiellement par un outil ou une plateforme gérer par le Gatekeeper.

Définition des Contrôleurs d’Accès : Gatekeepers en anglais

Officiellement, les « Gatekeepers » sont définis comme suit :

La législation sur les marchés numériques établit un ensemble de critères objectifs strictement définis pour qualifier une grande plateforme en ligne de «contrôleur d’accès». Elle peut donc cibler précisément le problème qu’elle vise à résoudre en ce qui concerne les grandes plateformes en ligne systémiques.

Ces critères sont remplis lorsqu’une entreprise:

  • occupe une position économique forte, a une incidence significative sur le marché intérieur et est active dans plusieurs pays de l’UE;
  • occupe une position d’intermédiation forte, ce qui signifie qu’elle relie une base d’utilisateurs importante à un grand nombre d’entreprises;
  • occupe (ou est sur le point d’occuper) une position solide et durable sur le marché, ce qui signifie qu’elle est stable dans le temps; on présume que c’est le cas si la société a rempli les deux critères ci-dessus au cours de chacun des trois derniers exercices.

L’article 3 du texte donne une définition plus technique, à base de seuils :

  • L’entreprise réalise un chiffre d’affaires dans l’UE égal ou supérieur à 6,5 milliards d’euros au cours des trois derniers exercices, ou sa capitalisation boursière moyenne (ou sa juste valeur marchande) est d’au moins 6,5 milliards d’euros, toujours au cours des trois derniers exercices, alors qu’elle fournit une plateforme essentielle dans au moins trois États membres.
  • Elle contrôle un service de plateforme essentiel comptant plus de 45 millions d’utilisateurs finaux européens actifs chaque mois et plus de 10 000 utilisateurs professionnels actifs par an, eux aussi établis dans l’Union.
  • Enfin, lorsque les seuils exprimés au point b) ont été atteints au cours de chacun des trois derniers exercices

Notez que cette définition a fait l’objet de débats intenses entre acteurs au cours des derniers mois.

Ce que les Gatekeepers ne pourront plus faire :

  • faire bénéficier les services et produits qu’ils proposent d’un traitement plus favorable en termes de classement que les services et produits similaires proposés par des tiers sur leur plateforme;
  • empêcher les consommateurs d’accéder aux services d’entreprises en dehors de leurs plateformes;
  • empêcher les utilisateurs de désinstaller des logiciels ou des applications préinstallés s’ils le souhaitent;
  • suivre les utilisateurs finaux en dehors de leur service de plateforme essentiel à des fins de publicité ciblée, sans qu’un consentement effectif ait été donné.

Ce que les Gatekeepers seront contraints d’accepter :

  • permettre aux tiers d’interagir avec leurs propres services dans certaines situations spécifiques;
  • permettre aux entreprises utilisatrices d’accéder aux données générées par leurs activités sur leur plateforme;
  • fournir aux entreprises qui font de la publicité sur leur plateforme les outils et les informations nécessaires pour que les annonceurs et les éditeurs puissent effectuer leur propre vérification indépendante des annonces publicitaires hébergées par le contrôleur d’accès;
  • autoriser les entreprises utilisatrices à promouvoir leur offre et à conclure des contrats avec leurs clients en dehors de leur plateforme.

Toute ressemblance avec des pratiques ayant fait l’objet de recours récents contre les GAFAM n’est pas fortuite…

Des sanctions très dissuasives en cas de non respect

Amendes allant jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’entreprise ou jusqu’à 20 % en cas d’infractions répétées.

Astreintes allant jusqu’à 5 % de son chiffre d’affaires journalier moyen.

Mesures correctives
Si les contrôleurs d’accès enfreignent de manière systématique les obligations découlant de la législation sur les marchés numériques, la Commission peut leur imposer des mesures correctives additionnelles à la suite d’une enquête de marché. Ces mesures correctives devront être proportionnées à l’infraction commise. Si nécessaire et en dernier recours, des mesures correctives non financières peuvent être imposées. Il peut s’agir de mesures correctives de nature comportementale et structurelle, telles que la cession (de parties) d’une activité.

Quand cette nouvelle législation entrera-t’elle en vigueur ?

La nouvelle législation entrera en vigueur progressivement :

  • les textes seront promulgués officiellement début mai
  • un délai de deux mois sera donné aux Gatekeepers pour se positionner (donc échéance en juillet)
  • la Commission désignera ensuite de deux mois pour désigner officiellement les Gatekeepers pour les différents marchés (donc en septembre ou octobre 2023)
  • les entreprises auront ensuite six mois après la décision les désignant pour se mettre en conformité (donc cela signifie au plus tard en mars ou avril 2024)

Quelles conséquences sur (au hasard) le moteur Google ?

Cela signifie que Google devra changer la manière dont il met en avant ses services sur les pages de résultats :

  • par exemple le Local Pack et Google My Business (au profit des annuaires B2B)
  • ou Google Shopping au profit des comparateurs de prix
  • ou son bloc « Jobs » au profit des job boards etc…

Mais cela veut dire aussi : changer de pratiques sur ses plateformes publicitaires, ou son App Store…

Vu l’intense loobbying mené depuis plus d’un an par Google pour empêcher cette législation d’être promulguée sous cette forme, il est certain que le texte définitif, qui est encore plus strict que les brouillons examinés depuis 2020, aura un impact non négligeable sur la firme de Mountain View.

Cette législation sera-t’elle utile ?

Le DMA est déjà souvent présenté par ses promoteurs et par la presse comme une arme enfin efficace pour encadrer les activités des GAFAM et faire cesser les mauvaises pratiques. Elle n’est pas exempte de défauts toutefois. Tout d’abord, elle n’impose de règles que pour les marchés numériques, alors que les comportements ciblés sont courants également sur des marchés classiques. Les GAFAM emploient régulièrmeent cet argument. Et elle sera coûteuse et compliquée à faire respecter, aussi bien par les Gatekeepers, que par les autorités européennes.

Par contre, elle instaure des règles « per se « , ce qui signifie qu’il ne sera plus nécessaire aux autorités Européennes de la Concurrence de prouver qu’un comportement sur un marché a des conséquences négatives pour qu’il devienne illégal : le simple fait de ne pas se conformer aux nouvelles obligations conduit automatiquement à s’exposer à des sanctions.

Mais c’est une arme à double tranchant : elle peut sanctionner des situations qui ne mettent pas en péril les marchés, comme passer à côté de pratiques qui sont dommageables mais non sanctionnées.

Qu’est ce que cela signifie pour les propriétaires de sites internet, et pour les plateformes qui ne sont pas des gatekeepers ?

Les changements annoncés dans les services des GAFAM liés au DMA sont à surveiller, car de nouvelles opportunités pour gagner en visibilité sur de nouvelles plateformes ou directement sur Google pourraient apparaître dans les prochaines.

Certes, les Gatekeepers ont dans la pratique une bonne année pour se mettre en conformité.

Mais on peut s’attendre à ce que les GAFAM changent prochainement, et avant la date fatidique, un certain nombre de leurs pratiques. En effet, vu l’inertie interne des GAFAM et la complexité de ce qui se cache derrière, si ceux-ci veulent se conformer aux nouvelles règles, un peu d’anticipation s’imposera forcément. Car vu la nature des règles et vu la hauteur des amendes proposées, une sanction est de nature à faire dévisser l’un des sociétés concernées en Bourse.

Ce n’est pas juste un voeu pieux : Google a récemment annoncé qu’il allait permettre à certains développeurs européens d’utiliser des systèmes de paiement alternatifs et a explicitement appelé cela un effort précoce pour se conformer à la DMA.

Qu’est-ce qui pourrait empêcher le déploiement du DMA ?

Dans le même temps, l’enjeu est tellement fort qu’il est possible que cela devienne un sujet de politique internationale. On peut s’attendre à un bras de fer entre Gouvernement américain et instances Européennes, qui pourrait faire pschitt ou conduire à un gel de l’application du texte, à un report sine die ou à une modification du texte qui lui ferait perdre de sa substance.

Pour le moment, l’administration Biden s’est montrée peu loquace et peu claire sur ce sujet, et s’est contentée de protestations de principe. Il semble que le gouvernement US soit sous le coup de trois injonctions contradictoires :

  • défendre ses entreprises contre le protectionnisme européen (mais le protectionnisme US est largement aussi actif, voire plus, donc c’est plus une posture qu’une position juridiquement et moralement défendable)
  • déployer aussi son propre DMA : des projets d’encadrement de l’activité des GAFAM sont également dans les cartons à la FTC (c’est l’ effet Bruxelles : quand l’Europe crée une législation, elle est copiée dans de nombreux pays de l’OCDE et les USA sont obligés d’en tenir compte ou d’intégrer ces règles dans sa propre législation, comme le RGPD en … Californie)
  • et la volonté de développer plutôt une coopération avec l’Europe : c’est ce qui se passe avec le nouveau « Privacy Shield 2.0 », toujours en cours de discussion)

Conclusion

En théorie, le Digital Markets Act aura un impact bien visible et changera beaucoup de choses sur des plateformes comme Google Search et d’autres à partir de 2023…

… Ou pas selon le jeu du rapport de forces entre grandes puissances.

Mais cette fois-ci, nous pensons que les GAFAM vont devoir se mettre en conformité…

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